- ENTREPRISE - L’entreprise dans la société postindustrielle
- ENTREPRISE - L’entreprise dans la société postindustrielleSelon un paradoxe apparent, comme tout paradoxe digne de ce nom, on observe que la propension à se représenter l’avenir à long terme de nos sociétés trouve un terreau plus fertile dans les périodes de stabilité que dans les temps de crise. Dernières des «Trente Glorieuses», les années soixante furent celles des futurologues. La longue période d’incertitudes qui s’est ouverte au début de la décennie suivante, dont le premier choc pétrolier est le fracassant symbole, ne fut pourtant pas également cruelle pour tous les spécialistes de la prévision. Après tout, l’histoire ne sert pas de preuve, et les analyses qui, sans prétendre faire du futur un programme, se contentaient, à partir de faits constatés, de dessiner des évolutions probables n’ont guère perdu de leur pertinence. Certaines trouvent, avec le recul, de nouveaux attraits.Écrit en 1970, l’article qui suit s’interrogeait sur l’«entreprise de demain» – celle d’aujourd’hui, par conséquent: que serait-elle? comme y travaillerait-on? comment vendrait-on? qui dirigerait? etc. Les réponses n’apportent pas moins un éclairage précieux, parfois inattendu, sur notre époque qu’elles ne nous instruisent sur celle où elles furent proposées.L’impact de l’innovationPlus du tiers du produit national brut des États-Unis provient de produits qui n’existaient pas il y a quinze ans.C’est dire l’importance de l’innovation sur le développement et la survie des entreprises: celles-ci auront à asseoir leur stratégie sur l’aptitude à réaliser et à vendre des produits nouveaux dont l’obsolescence technologique s’avérera très rapide.En outre, le délai qui sépare la recherche de la commercialisation se réduit et se réduira sans cesse: il a fallu trente-cinq ans pour la radio, quatorze ans pour la télévision, trois ans pour les «transistors».La fonction de recherche et de développement revêtira donc pour l’entreprise une importance vitale, dont les conséquences seront très diverses. Consacrer une part importante de ses ressources à la recherche est une chose; encore faut-il s’assurer de l’efficacité de celle-ci: développer la créativité, l’orienter vers des objectifs assurés de trouver des débouchés. En outre, la firme devra être aussi à même d’exploiter, sur une grande échelle, des réalisations réussies au stade du laboratoire, c’est-à-dire de maîtriser de vastes projets, faisant appel à de nombreuses technologies. Le changement de dimension entraîne ici un changement de nature.Parallèlement à la croissance du personnel de recherche, on observera un développement des activités d’ingénierie destinées à réaliser par exemple des ensembles industriels, mettant en œuvre tel ou tel processus nouveau. Les méthodes de gestion devront, bien sûr, être adaptées à ce genre de réalisations.Par ailleurs, la traditionnelle fonction de production sera affectée par les nouvelles technologies. Outre le fait qu’elle subira de fréquentes mutations – puisque la durée de vie des fabrications diminuera au profit de produits nouveaux –, l’automatisation modifiera son visage. Les processus de fabrication feront de moins en moins appel à une main-d’œuvre peu spécialisée: l’usine de la fin du XXe siècle comportera de nombreux ordinateurs et quelques ingénieurs et techniciens supérieurs en blouse blanche. On peut noter à ce propos que les chaînes de production retrouveront une certaine souplesse et seront à même d’offrir des produits très diversifiés.Ainsi, alors qu’aujourd’hui une part importante du personnel de l’entreprise est absorbée par des tâches de gestion et de fabrication routinières au sein de structures hiérarchiques classiques, dans une ou deux décennies la très grande majorité de celui-ci œuvrera à la réalisation de projets.Cela implique un changement radical, tant au niveau de la structure qu’à celui de la nature profonde des conditions de travail.La rapidité du changement, due pour une part à l’ampleur des innovations, sera renforcée par divers moyens techniques qui permettront la mobilité des personnes, des connaissances, des capitaux et des ressources les plus diverses (communication par satellites, systèmes d’information, énergie nucléaire à bon marché).Les modifications qualitatives des marchésLe rapide changement des produits et services offerts par l’entreprise modifiera profondément la nature du marché. Tout d’abord les moyens de prévision de la demande et le «marketing» se développeront considérablement, puisque tout lancement d’un produit nouveau constituera un pari dont dépendra la survie de l’entreprise. Les moyens d’information économique seront améliorés et placés, pour une large part, sous la responsabilité de la collectivité: l’État devra assumer ce service plus complètement qu’aujourd’hui.Au stade final, l’entreprise vendra de moins en moins un produit ; elle satisfera un besoin . Ainsi, le constructeur d’appareils de transport aérien ne vendra plus un avion mais un système comprenant un avion avec les moyens associés qui en permettront une bonne exploitation (ceux destinés, par exemple, à assurer embarquement et débarquement rapides et économiques des passagers et bagages). En outre, il devra proposer des services tels que: l’entretien, la logistique, la formation du personnel, l’aide au démarrage de l’exploitation.En définitive, on n’écoulera plus un produit, mais un système comprenant divers éléments et de nombreux services associés.Corrélativement, la stratégie de développement de l’entreprise se fixera pour objectif non de vendre un produit mais de répondre à un besoin dont les moyens et les conditions de satisfaction pourront évoluer très rapidement. C’est seulement à cette condition qu’une entreprise évitera la décadence, lorsque son produit ne sera plus compétitif.Au pluralisme et au compartimentement actuels des marchés succédera un seul et vaste marché de biens, de services, de capitaux et d’individus. Celui-ci se trouvera dominé par quelques centaines de firmes véritablement internationales, en ce sens que la production, les réseaux de distribution, les capitaux, les hommes seront répartis à travers de nombreux pays. La situation géographique du siège social sera de peu d’importance dans l’élaboration de la stratégie de la firme. Ces entreprises seront des conglomérats d’activités et éviteront toute spécialisation; ainsi, leurs capacités d’investissements seront assurées de se fixer dans des secteurs à développement rapide, donc à rentabilité future.Parallèlement à cette évolution, on assistera également à la naissance d’un grand nombre d’entreprises petites d’abord, mais dont la valeur dépendra de celle de leurs chefs («leaders»). Ce seront, en premier lieu, les entreprises fondées sur la science, donc à partir des qualités d’innovation et de réalisation de quelques hommes. Ce seront également des firmes de sous-traitance de biens ou de services souvent très spécialisés, de taille réduite, propres à être efficaces et inventives dans des domaines où la dimension ne constitue pas à l’évidence un avantage.Les nouvelles technologies, dans bien des cas, soit condamneront certaines entreprises traditionnelles, soit réduiront leur liberté. Ainsi les sociétés de transport, les agences de voyages et les hôtels seront associés, au moins techniquement, à des réseaux mondiaux de réservation de places d’hôtels ou d’avion.Dans les vingt dernières années, le produit national brut par habitant a été multiplié par deux dans les pays développés actuels, ou en voie de le devenir. Parallèlement, l’introduction de nouvelles techniques et la rapidité du changement modifieront la répartition de la consommation. De ce fait, de nombreuses activités se développeront sur une base élargie. Citons les domaines suivants: l’industrie des loisirs et de l’éducation, l’ingénierie des systèmes médicaux et hospitaliers, l’océanologie.Ces nouvelles activités se développeront souvent dans des domaines collectifs – où se situe d’ailleurs à l’heure actuelle la pénurie la plus sensible. La satisfaction des besoins correspondants se fera non sur une base individuelle, mais dans le cadre de vastes systèmes où les barrières nationales et linguistiques tendront à disparaître. Ainsi, la compatibilité entre divers moyens de transport local, intra-urbain, interurbain, intercontinental implique, si l’on veut éviter les pertes de charges actuelles, des choix collectifs, donc politiques, d’une ampleur insoupçonnée.Avant que ces besoins collectifs ne commencent à être satisfaits comme l’état des techniques le permettrait en théorie, de nombreuses prises de conscience et modifications interviendront; il suffit, pour s’en assurer, de remarquer l’inadéquation entre les systèmes économiques actuels des pays développés et la pénurie dans les moyens collectifs destinés à satisfaire des besoins individuels.L’importance croissante de la gestion et de l’animationPlacée dans un environnement aux dimensions considérablement accrues et d’une mobilité à tous les niveaux encore peu perçue, l’entreprise dépendra, pour l’essentiel, de la capacité de ses dirigeants à la gérer, à animer des hommes qui constitueront la ressource la plus importante de la firme et la plus rare dans l’économie. Le dynamisme de l’entreprise s’identifiera à la qualité de son management: l’expérience ou même le bon sens ne suffiront plus pour mener l’entreprise vers le succès.La gestion moderne d’une firme reposera tant sur des méthodes et des techniques que sur un esprit.En premier lieu, les entreprises auront toutes réussi leur révolution informatique: les opérations qui concernent le recueil, la conservation, l’analyse et la production d’information seront largement automatisées. L’ordinateur et les télécommunications, dont les coûts seront sensiblement réduits, constitueront les moyens essentiels de la gestion. La prise en compte des commandes, l’ordonnancement et le lancement des fabrications, le contrôle des stocks, la connaissance et l’analyse des prix de revient [...] seront assumés par ces moyens et par des méthodes telles que modèles d’optimation, programmation linéaire, etc.En second lieu, un souci essentiel de l’entreprise sera l’élaboration et le contrôle d’une stratégie de développement. Cela recouvre le choix d’objectifs et de buts précis à partir d’une connaissance de l’environnement et de prévisions, l’analyse de leur mise en œuvre progressive et les révisions nécessaires de ceux-ci à la lumière des faits. Dans un contexte en changement rapide, les méthodes de gestion devront permettre de rassembler et de réorienter rapidement les ressources de l’entreprise et de mener à bien de grands projets. Une des «retombées» les plus spectaculaires et les plus inattendues du projet d’Apollo, qui amena deux hommes sur la Lune, réside dans la mise sur pied de telles méthodes. En effet, la gestion d’un projet consiste dans le fait d’atteindre l’objectif fixé dans un délai et avec un budget donnés: tel fut le cas d’Apollo dans un domaine particulièrement complexe.Enfin, tout cela s’effectuera dans le cadre de structures décentralisées pluralistes et transitoires. Toute responsabilité sera clairement définie, tant par des objectifs propres que dans ses relations avec d’autres niveaux ou domaines de responsabilité. Certaines seront relatives à des projets (donc transitoires), d’autres à des produits ou services, d’autres à des fonctions. Chaque fois qu’il y aura à faire preuve de créativité, d’initiative, il y aura décentralisation ; en revanche, lorsque la dimension sera le moyen d’utiliser telle technologie de façon rentable, il y aura centralisation.Mais, quels que soient l’intelligence des choix et la rigueur du système de gestion, la réussite de l’entreprise sera à la mesure de la motivation de son personnel. Pour bien apprécier l’ampleur et la nouveauté de ce phénomène, il importe de souligner que, d’une part, ce personnel aura un niveau de formation générale et professionnelle considérablement plus important qu’aujourd’hui (une large majorité des jeunes aura reçu un enseignement supérieur), et que, d’autre part, il attachera plus d’importance à l’intérêt et aux conditions du travail qu’à la rémunération, étant entendu que le niveau de vie moyen aura largement dépassé les besoins essentiels de subsistance. La capacité de prendre des responsabilités et de disposer d’une réelle autonomie, le dynamisme et la recherche d’innovations, le refus des idées et des structures traditionnelles entretiendront la motivation d’un personnel, de même que l’aptitude des dirigeants et des cadres à être des leaders.Faute de ces qualités, les meilleurs quitteront l’entreprise. Cet état d’esprit va de pair avec une large information, une sensibilisation de chacun aux impératifs de gestion et aux faits économiques, une participation à l’élaboration des objectifs et aux prises de décisions et un effort d’objectivité, tant dans l’appréciation des performances que dans l’évaluation des faits. L’entreprise ne sera plus dirigée par un homme, mais animée et orientée par une équipe avec le consensus et la participation active du personnel.Ce que seront demain les entreprises met en évidence l’importance de la formation. Ne revenons pas sur le fait que l’aptitude à gérer devra être universellement répandue. Dans une économie fondée sur le changement et la mobilité, l’existence d’une population active bien formée sera le facteur de développement le plus important. Une bonne formation présentera, parmi d’autres, les caractères suivants: elle développera les facultés d’imagination et de créativité, permettra d’apprendre tout au long de sa vie et prédisposera chacun à la pédagogie. Ces deux derniers points sont essentiels. En effet, l’introduction d’innovations quelles qu’elles soient suppose l’adhésion et la formation d’un certain nombre de personnes; aussi tout au long d’une vie active faudra-t-il être tantôt professeur tantôt élève. Le perfectionnement, la mise à jour et le renouvellement des connaissances seront un souci important pour l’entreprise, car sa ressource essentielle, l’homme, sera ainsi entretenue et valorisée dans un environnement rapidement évolutif. Ils seront pratiqués tant au niveau général qu’au niveau technique et professionnel et assureront la mobilité et l’adaptation indispensables de la main-d’œuvre.
Encyclopédie Universelle. 2012.